Rusal-Friguia :« Plus qu’une usine qui s’arrête, c’est un rêve qui s’effondre… »

0
261

Depuis longtemps, Fria vivait de sa raffinerie d’alumine. Avec l’arrêt de son activité début 2012, la ville guinéenne a sombré dans une profonde crise économique et sociale. Fria est né il y a cinquante-sept ans, lorsque le village de Kimbo a laissé place à « la première usine d’alumine en terre africaine » -, comme le revendiquent encore les pancartes de la raffinerie de Friguia. C’était au temps de l’industrialisation de la Guinée, qui deviendra indépendante l’année suivante, en 1958.

Thank you for reading this post, don't forget to subscribe!

 

À l’époque, le « non » de Sékou Touré à de Gaulle se doubla d’un « oui » ambigu au développement de la compagnie Fria par un consortium d’entreprises occidentales cornaqué par le français Pechiney, désireux d’exploiter la bauxite guinéenne. « Entre décolonisation et guerre froide, l’histoire s’est aussi jouée ici, à Fria », constate Ibrahima Talibé Diallo. Cet érudit de 68 ans, qui a travaillé quarante-cinq ans dans l’usine, en connaît toute l’histoire. « Le projet initial prévoyait une unité trois fois plus grande et un barrage hydroélectrique sur le fleuve Konkouré censé alimenter tout le pays ainsi que ses voisins, mais il a été revu à la baisse pour des raisons politiques », se souvient-il.

Une ville créée ex nihilo

Soucieux de ne pas laisser passer sa chance en Guinée (qui abrite un tiers des réserves mondiales du minerai), Pechiney décida de créer une ville industrielle ex nihilo. Ainsi naquit Fria, au milieu de nulle part ou, plutôt, au coeur d’une épaisse forêt inhospitalière, à 160 km de Conakry. De la terre ocre jaillirent trois tours destinées à héberger les employés expatriés, selon les principes de l’architecture verticale éprouvés dans les banlieues françaises pour loger les travailleurs immigrés.

Sékou Touré toléra ce très rentable « bastion capitaliste » qui généra entre 1960 et 1973 plus de 46 millions de dollars pour l’État.

Et Pechiney se chargea de tout ce que l’État guinéen ne pouvait offrir en ces terres reculées : l’électricité (fournie par l’usine), les logements sociaux pour les employés locaux, les écoles, les hôpitaux de qualité gratuits pour tous, mais aussi un cinéma, une piscine olympique, un stade… Sans oublier une ligne de chemin de fer jusqu’à Conakry, « à voie métrique », ainsi que l’avait exigé le socialiste chef de l’État.

Force est de constater que Sékou Touré n’eut pas trop de mal à tolérer ce très rentable « bastion capitaliste », où résidaient près de 2 500 expatriés, et qui produisit plus de 7,3 millions de tonnes d’alumine entre 1960 et 1973 et généra plus de 46 millions de dollars (33 millions d’euros) pour l’État, qui deviendra actionnaire majoritaire de la société d’économie mixte Friguia.

Asphyxiée

Étrangers et travailleurs locaux, syndiqués ou non, coulèrent des jours heureux à Fria, « le petit Paris ». Mais en 1997, Pechiney se retira, cédant l’entreprise à l’État. Et peu à peu, le ciel de carte postale s’assombrit. « Ç’a été le bonheur pour tous ici, mais aujourd’hui nous vivons l’enfer », soupire Ibrahima Talibé Diallo. Sa maison fait face aux trois tours reconverties en « centre d’affaires » d’une ville désormais asphyxiée, manquant de tout : d’eau, d’électricité, de nourriture et d’espoir.

Chaque matin à l’aube, Thérèse Collier, 25 ans, se rend dans une salle sombre au rez-de-chaussée de la tour 6B. Derrière une porte métallique cabossée s’alignent des dizaines de réfrigérateurs. « Je récupère la glace que je vais vendre aux pêcheurs sur les marchés, explique la jeune mère de famille. Sans cela, nous n’aurions plus de revenus. Avant, mon mari travaillait à l’usine et nous vivions grâce à elle. Comme tout le monde ici. » Désormais, seuls les trois immeubles décatis, deux hôpitaux et le marché du centre-ville sont alimentés par le filet d’électricité produit par la raffinerie de Friguia (fermée depuis deux ans), où quelques ouvriers – bénévoles – assurent le service minimum.

Cession

Au 3e étage, Alseiny Madi Camara, 40 ans, raconte l’histoire de l’usine, où il a travaillé pendant onze ans. L’État a cédé 85 % de ses parts à l’américain Reynolds Metals, qui les a vendues en mars 2003 à Rusal. Le groupe russe a fini par acquérir la totalité des actions de la société pour un prix estimé dérisoire par la justice guinéenne (22 millions de dollars), assorti de promesses d’investissements de plus de 5 milliards de dollars.

Le leader mondial de la bauxite est donc devenu maître de l’usine et de la ville. À l’époque, Fria comptait près de 120 000 habitants, dont 2 600 travaillaient pour l’unité d’alumine de Friguia ou pour ses sous-traitants. « C’est là que les problèmes ont commencé », déplore Alseiny Madi Camara. À partir de 2007, la demande mondiale déclinant, l’usine a tourné au ralenti, puis s’est arrêtée complètement début avril 2012, à la suite d’une importante grève, jugée « illégale » par Rusal, mais « nécessaire » par les ouvriers, exaspérés par « les méthodes brutales » de leur employeur. « Cela faisait plusieurs années que le groupe ne remplaçait plus les pièces défectueuses. Il nous contraignait à un rythme de production ralenti et menaçait de fermer », confient les travailleurs, encore tous sous contrat avec Rusal.

Plus qu’une usine qui s’arrête, c’est un rêve qui s’effondre. Et une population qui se découvre impuissante face à une multinationale

Plus qu’une usine qui s’arrête, c’est un rêve qui s’effondre. Et une population qui se découvre impuissante face à une multinationale. « Rusal n’a jamais voulu discuter avec les syndicats et nous laisse sans rien. Officiellement, nous sommes encore employés, mais nous ne touchons ni salaire, ni indemnité, ni retraite », explique Alseiny Madi Camara, membre du collège syndical.

Au 9e et dernier étage, treize journalistes d’une petite radio privée, La Voix de Fria, relatent quotidiennement la tragédie qui frappe la ville et portent la rancoeur, la colère et les attentes de ses habitants. « Les gens ne mangent plus à leur faim, les quartiers sont privés d’électricité », s’indigne Abdoulaye Diallo, son énergique rédacteur en chef, qui qualifie la situation de « crime social ». Au grand dam du préfet Mohamed Conté, qui a tenté de fermer l’antenne – en vain. Lui-même se veut optimiste : « Ce n’est pas facile pour Fria, mais j’ai rencontré le syndicat national, et le président Alpha Condé s’est engagé à protéger la population. Rusal va reprendre ses activités, mais je ne peux pas dire quand. »

Dian-Dian

Les employés ont été reçus par le président le 18 avril 2012, et l’État a payé leurs salaires pendant quelques mois. Mais aujourd’hui, ils en sont réduits à errer dans la ville-usine, « en mendiant, dans un état de souffrance permanente », décrit Amadou Boury Barry, 54 ans, ouvrier depuis 1981. La situation est inquiétante, selon le ministre des Droits de l’homme, Kalifa Gassama Diaby, qui s’est rendu à Fria fin novembre 2013, quelques jours après une pénurie d’eau causée par une panne de groupes électrogènes.

Quand Rusal relancera-t-il les activités ? La question est dans tous les esprits. Si des négociations sont en cours, Rusal reste évasif : « L’action illégale d’avril 2012 a causé d’importants dommages financiers et techniques. Mais la compagnie examine les possibilités de relance. » Un cabinet d’audit en aurait évalué le montant à près de 60 millions de dollars. Une rencontre a eu lieu en décembre 2013 à Paris entre les représentants de Rusal et le ministère guinéen des Mines.

Pendant un temps, Rusal avait soumis la réouverture de l’usine à l’obtention de l’exploitation de Dian-Dian, le plus grand gisement mondial de bauxite. « Rusal a eu Dian-Dian et rien n’a bougé », confie-t-on au gouvernement, où on évoque un éventuel projet de reprise de l’usine par une société canadienne.

« Les préparatifs pour le lancement du projet Dian-Dian avancent. L’accord pour les modalités d’exploitation a été promulgué par le président de la République en mars 2013, et d’autres projets sont en cours, ce qui prolonge la vie de l’entreprise de huit ans au minimum », se réjouit-on chez Rusal. Mais pas un mot pour Fria et ses travailleurs, au chômage forcé, minés par la précarité qui s’est installée en même temps que la hausse de la délinquance, des maladies liées au stress, de la prostitution, etc.

La population survit en espérant que l’État interviendra. Mais le petit Paris n’est plus depuis longtemps. « J’ai peur que Fria disparaisse », s’inquiète Aïssata Camara – vingt-huit ans de service chez Friguia. Désormais, le destin de la ville-usine se joue entre Moscou et Conakry. 

Commentaire