Mikhaïl Kalachnikov, l’inventeur du fusil d’assaut qui porte son nom, est décédé à 94 ans selon l’agence officielle Itar-Tass, citant un porte-parole des autorités de la région d’Oudmourtie, dans l’Oural. L’inventeur de l’AK-47, produite à quelque 100 millions d’exemplaires dans le monde, avait déjà été hospitalisé à plusieurs reprises ces derniers mois. En novembre, il avait été placé en réanimation dans une clinique d’Ijevsk (capitale de l’Oudmourtie, 1.300 km à l’est de Moscou) après un malaise. Il avait arrêté de travailler en 2012 en raison de problèmes de santé, notamment cardiaques. Libération a publié ce portrait en 2003, à la suite de la rencontre du journaliste Jean-Dominique Merchet avec lui.
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Lorsqu’il a vu Ben Laden brandir une vieille kalachnikov, le vieux Kalachnikov n’a pas été très content. «J’ai créé cette arme pour défendre les frontières de mon pays», assure-t-il. Le terroriste musulman n’est pas sa tasse de thé, ni son verre de vodka. Ce Ben Laden ou ces guérilleros va-nu-pieds du tiers-monde… rien à voir avec la glorieuse armée Rouge ou avec le camarade Staline. «Un grand chef d’armée, un grand leader national», lui ! Tel est Kalachnikov : sincèrement patriote, sincèrement soviétique.
Mikhaïl Timofeïevitch Kalachnikov est l’inventeur du plus célèbre fusil d’assaut du monde. Il en a tiré beaucoup de fierté, pas mal de gloire et très peu d’argent. Et ce n’est pas à 80 ans passés qu’il va entamer une carrière d’homme d’affaires, même si son entourage s’active pour tirer profit de l’un des noms propres les plus communs du XXe siècle. Mikhaïl Timofeïevitch ne s’en vante pas, mais sa fille et son petit-fils ont signé un contrat avec une entreprise allemande, qui va bientôt utiliser leur nom dans des produits dérivés : parapluies, briquets, stylos, etc. Un arrangement qui fait grincer des dents en Russie, où l’on n’apprécie guère de voir le nom Kalachnikov bradé à une entreprise allemande ! Pourtant, dans son deux pièces d’Ijevsk, désespérante capitale de la République autonome d’Oudmourtie, Mikhaïl Timofeïevitch n’aura sans doute guère l’occasion de profiter de cet argent.
On publie ces jours-ci ses mémoires à Paris. De l’inédit, écrit directement en français par l’éditrice d’origine russe Elena Joly. A 11 heures, dans un hôtel de Saint-Germain-des-Prés, Mikhaïl Timofeïevitch se rafraîchit au Martini rouge. C’est un tout petit monsieur, presque sourd, à la belle tête de moujik et de cosmonaute. Une caricature de visage russe. Sur son vieux costume de mauvais tissu, il porte la «double Etoile d’or, Faucille et Marteau de héros du travail socialiste».«Je crois qu’on a dû me donner toutes les décorations qui existaient», rigole-t-il. Mais c’est celle-là qu’il porte, pas une autre. Selon la législation soviétique, cette médaille lui donnait droit à l’érection d’un buste en bronze. La statue existe, à Kourya, son village natal dans l’Altaï, à quelques centaines de verstes de la Chine.
Toute sa vie, ce héros du travail socialiste s’est efforcé de cacher ce qu’il s’était passé dans ce village, en 1930, alors qu’il avait 11 ans. Car Kalachnikov est le fils d’un koulak. Un paysan jugé trop riche par les communistes et, pour cette seule raison, déporté avec toute sa famille en Sibérie. La «richesse» de sa famille était toute relative mais, dans la République des ouvriers et des paysans, être «koulak» était une infamie qui vous collait à la peau. A 15 ans, Mikhaïl Timofeïevitch s’évade avec un copain du village où ses parents sont en résidence forcée, puis, profitant de l’immense désorganisation provoquée par la collectivisation, parvient à se faire embaucher dans un dépôt de chemin de fer. C’est un passionné de mécanique, qui n’a fait quasiment aucune étude .
Juin 1941, la guerre avec l’Allemagne nazie bouleverse son destin. En octobre, il est grièvement blessé dans son char. A l’hôpital, les discussions vont bon train et tous les soldats se plaignent de la supériorité de l’armement allemand. C’est alors que germe l’idée qui va dominer sa vie : doter l’armée russe d’un pistolet-mitrailleur. «J’étais l’esclave d’une seule pensée, une seule passion me consumait», explique-t-il, citant Lermontov. De retour aux chemins de fer, il bricole une arme automatique avec les moyens du bord. «Lorsqu’elle a été achevée, je ne savais pas à qui la montrer. Je suis allé au commissariat de police. Là, on m’a mis au cachot pour détention illégale d’arme !» raconte-t-il. Ses copains des Jeunesses communistes obtiennent sa libération. Il est convoqué au siège du Parti. «Un cadre m’a reçu et m’a dit : « Sergent, ce que tu as fait est bien, même si ton arme n’est pas très belle. » Et il m’a envoyé à l’université où il y avait des ateliers et des spécialistes.»
Durant toute la guerre, il met au point des armes automatiques qui sont évaluées par l’armée. A 25 ans, il est en concurrence avec les grands noms de l’armement, des officiers et des ingénieurs. Ses prototypes intéressent, mais aucun n’est retenu pour équiper l’armée Rouge. On laisse pourtant travailler cet obstiné, qui apprend sur le tas et épouse sa dessinatrice industrielle. De cette époque, son deuxième prototype de 1942 a été conservé : il est aujourd’hui exposé dans un musée de Saint-Pétersbourg. «Esthétiquement, on ne l’a jamais surpassé», s’enthousiasme-t-il, du haut de la centaine de prototype qu’il a construit au fil des ans. A le voir, on reconnaît les traits d’une arme bientôt appelée au succès : la crosse en bois, le chargeur recourbé…
La vraie «kalach» ne naîtra qu’après guerre. C’est l’AK-47 : AK comme Avtomat Kalachnikova et 47 pour l’année. Ce que Mikhaïl Timofeïevitch n’aime pas raconter, c’est que l’AK-47 s’inspire du meilleur fusil d’assaut de la Seconde Guerre mondiale, le Sturmgewehr 44 allemand. La grande innovation russe, c’est de l’avoir rendu plus simple, plus solide, plus rustique. Une arme de paysans conçue par un ouvrier, facile à entretenir et qui ne craint pas les chocs. En 1948, l’industrialisation est décidée, et la kalach parvient aux troupes soviétiques l’année suivante. Le succès ne se démentira pas. Les spécialistes estiment que plus de 70 millions de kalach ont été fabriquées, mais nul ne le sait avec précision. L’URSS offrait généreusement la licence de production à tous ses alliés et satellites. «L’arme que j’ai créée et qui porte mon nom, vit sa propre vie, indépendante de la mienne et de ma volonté», se justifie Mikhaïl Timofeïevitch. Sa créature lui échappe d’autant qu’il ne touchera pas un kopeck sur les ventes. Mais la gloire n’a pas de prix : qui connaît Eugene Stoner, l’inventeur du fusil d’assaut américain M-16, mort richissime et inconnu ?
«Il a non seulement vécu toute sa vie dans l’angoisse que l’on découvre son origine koulak, mais le régime soviétique l’a en plus maintenu au secret pendant des années», explique sa biographe Elena Joly. Cela ne l’a pas empêché d’être élu (candidat unique) député au Soviet suprême ou délégué au congrès du PCUS. Il n’est plus membre du Parti communiste et soutient Poutine, par pur légitimisme.
Le fils de koulak est devenu un parfait homo sovieticus. Au début des années 70, on l’autorise finalement à se rendre en vacances en Bulgarie, mais sous un nom d’emprunt. Il lui faudra attendre Gorbatchev, qu’il «déteste profondément pour le mal qu’il a fait à notre pays», avant de pouvoir voyager librement à l’étranger. Et en Occident, où il découvrira, stupéfait, que son nom est devenu un mythe.
Mikhaïl Kalachnikov en 9 dates :
10 novembre 1919: Naissance dans l’Altaï.
1930 : Sa famille est déportée en Sibérie.
Octobre 1941 : Blessé à la guerre.
1942 : Commence à travailler sur les pistolets-mitrailleurs.
1947 : Invention de l’AK-47, la «kalachnikov».
1950 : Député au Soviet suprême.
1990 : Première visite aux Etats-Unis.
1994 : Nommé général.
2003 : Publication de ses Mémoires, Ma Vie en rafales, avec Elena Joly, éditions du Seuil.
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